Est-il utile de rappeler que nous, humains, nous sommes aussi des animaux ? Nous faisons partie de la classe des mammifères, et plus précisément, mammifères terrestres. S’il n’y a plus de doutes sur le fait que les animaux humains (c’est-à-dire les humains), ressentent des émotions et des sentiments, l’éthologie cognitive (branche scientifique qui étudie l’esprit des animaux) s’est posée la question concernant les animaux non-humains : ont-ils des émotions ? De quelle palette de sentiments sont-ils pourvus ?
Durant ces 40 dernières années, psychologues, éthologues, neuroscientifiques, zoologues, primatologues et autres scientifiques ont mis en exergue le fait que de nombreux animaux manifestent leurs émotions ouvertement, sans pudeur. Ainsi si nous prêtons un peu plus attention au monde qui nous entoure, nous serons surpris de voir ce déballage de sentiments. Chacun d’entre nous a été le témoin, un jour ou l’autre, d’une de ces démonstrations de sentiments. Nous pouvons tous raconter une anecdote qui relaterait d’émotions animales. Mais s’agit-il vraiment de sentiments ? Certains pourraient en douter. Ne s’agit-il pas de comportements conditionnés. Des scientifiques adeptes du behaviourisme ont longtemps soutenu cette théorie : les animaux n’éprouvent aucun sentiment, ils n’ont aucune souffrance psychologique et se s’appesantissent pas pour la perte d’un congénère. Mais les travaux en éthologie cognitive ont remis ces théories en question. Et il a fallu admettre que bon nombre d’animaux (je dis bon nombre, car il persiste des doutes concernant les insectes) éprouvent des sentiments, tels que la joie, le chagrin, la colère, la jalousie, et que nous sommes en mesure de les comprendre. Cette compréhension nous a aussi permis de communiquer avec eux et de prendre leurs émotions en considération pour modifier notre façon d’agir.
Certains septiques pourront toujours dire que tout cela n’est que foutaise. Soit, à cela je réponds que leur doute ne leur sert que pour leur donner bonne conscience, car sinon comment pourraient-ils continuer à agir en toute impunité .
Je pense donc je suis
Pour affirmer que les animaux non-humains ont des sentiments, il faudrait pouvoir prouver qu’ils ont des similitudes cognitives avec nous, les animaux humains. Que leur comportement ne serait pas dicté par les besoins primaires ou génétiques, mais par un système cognitif élaboré, une pensée, une réflexion, un raisonnement, une adaptation, un système de communication, un décodage, une transmission, un souhait de transmette et d’éduquer et de progresser. En bref que leur comportement serait basé sur ces qualités que nous, humains, possédons et qui nous poussent à nous comporter comme nous le faisons.
René Descartes avançait dans le Discours de la méthode « le plus grand de tous les préjugés de notre enfance, c’est de croire que les bêtes pensent. ». Pour lui, les animaux n’ont pas moins de raison que l’humain ; ils n’en ont pas du tout. Pour Descartes, comme pour Malebranche (1649-1658), les animaux sont privés de toute raison et de toutes émotions. Les animaux ne sont rien d’autres que des objets mouvants au service des humains. Pour les philosophes du XVII, les animaux agissent sans conscience. La médecine moderne apportera son éclairage sur ce point, et montrera que les animaux non-humains ont une conscience et sont conscient de leur environnement, et de l’impact de leurs agissements.
Des études en neurosciences mettent en évidence dans le cortex frontal médian des singes, l’existence de neurones impliquées dans la sélection d’actions visant un objectif. Ils sont capables d’anticiper les conséquences de leurs actes, et peuvent faire un choix.(1)
Les animaux ressentent un large éventail d’émotions, notamment les 6 émotions universelles de Darwin : la colère, le contentement, la tristesse, le dégout, la peur et la surprise. Certaines sont plus subtiles dans leur expression, quant à d’autres elles sont bien souvent exprimées à leur paroxysme. Lorsque votre chien est content, vous ne pouvez pas passer à côté ! l’expression de son contentement s’écrit avec un grand C. Quand il est peiné, c’est une Peine majuscule.
Quand on y prend garde, les animaux manifestent leurs émotions à l’état brut, sans chichi et aussi un réel appétit de vivre.
Ceci étant, toutes les espèces animales n’expriment pas leurs sentiments de la même façon. De même que 2 chiens, 2 chats ou 2 chimpanzés ne ressentent pas et n’expriment pas leurs émotions de façons similaires. Des recherches ont montré que chaque individu possède une « personnalité » propre, tout comme les humains.(2)
Vois-moi : un seul regard suffit
Les yeux, chez les humains comme chez de nombreuses espèces animales, reflètent les sentiments et traduisent les émotions. Doug Smith, directeur du projet Yellowstone dans les années 2000, pour la réintroduction des loups a écrit un article concernant l’échange de regards qu’il a eu avec une louve surnommée Five. Il écrit « la dernière fois que j’ai regardé Five dans les yeux, (…) elle laissait derrière elle un élan que sa meute avait tué. (…) Nous la survolions ; comme d’habitude, elle a levé les yeux vers nous. Mais le regard qu’elle m’adressa avait changé. Plonger ses yeux dans ceux d’un loup sauvage, c’est l’un des rêves les plus fous des amoureux de la nature ; selon certain, on y découvre l’état sauvage dans toute sa pureté et son intégrité. (…) Ce jour-là, quelque chose avait disparu dans le regard de Five : elle avait l’air inquiète. Jusqu’alors, ses yeux avaient toujours brillé d’une lueur de défi. »(3)
Je suis persuadée que là encore, nous avons tous vu dans les yeux de notre chien, notre chat, des expressions fortes, vraies et sans faux semblant. Il reste dans mon esprit, le regard de mon vieux chien, un regard plein de lourdeur des années passées, plein de fatigue et aussi de douleur. Une tumeur, qui avait fini par ronger sournoisement une partie de son cerveau, lui provoquait des crises, semblable, à de l’épilepsie. Tricky, mon Basenji de 14 ans, n’était plus que l’ombre de lui-même. Il avait perdu 4 kilos en 2 mois, et semblait me dire inlassablement « Je suis fatigué. Tout me pèse. Je reste pour toi, mais tu veux bien m’aider maintenant ? ». Le jour où nous sommes partis faire notre dernière promenade, j’ai vu dans son regard de la gratitude. Quand il s’est allongé sur la table du vétérinaire et que je soutenais sa tête, ses yeux n’exprimaient plus cette souffrance, qui était inscrite sur son visage depuis des semaines. Il était prêt et serein. Il allait enfin être libéré. Je l’ai vu dans ses yeux, quand les miens, humides, lui disaient adieu. Un animal peut avoir un regard stoïque, mais lorsqu’il a besoin d’aide, se yeux nous disent parfois tout ce qu’il nous faut savoir.
Apprends à me lire, me ressentir et me comprendre
Les émotions chez les animaux non-humains sont parfois aussi faciles à lire et à comprendre que chez les animaux humains. Chez les animaux, il n’y a pas de filtre, pas de sous-entendu. Tout est clair, net. Leurs yeux, leurs oreilles, leurs odeurs transmet leurs émotions. Comprendre le comportement d’un animal et être témoin de ses émotions sont 2 choses différentes. On peut tout à fait identifier la joie de notre chien sans pour autant analyser le pourquoi et sa sémiologie. Quand 2 chiens jouent, il est aisé de savoir qu’ils sont contents. Interpréter leurs interactions et décrypter les comportements complexes de la séquence, est autre chose. Cela demande des connaissances, une expérience et un œil entrainé.
Mais le profane, l’amoureux des animaux, les compagnons de cœur reconnaissent les émotions basiques. Il suffit de les regarder, de les écouter, de les sentir. Tout chez eux nous traduit leurs émotions. L’expression de leur visage, la taille des yeux, la posture, l’allure, le regard, les vocalisations, l’odeur (phéromones) sont des signes de réponses émotionnelles. Il n’est pas nécessaire d’être pleinement conscient, il suffit juste d’observer et de laisser notre intuition faire le reste. Nous sommes tous à même de capter les émotions des animaux. Nul besoin d’être scientifique. Pour les scientifiques, le risque est de tomber dans de l’anthropomorphisme. Cependant tous s’accordent à dire que si nous sommes tous capables de capter les émotions des animaux, cela peut signifier deux choses :
– Soit les émotions des animaux non-humains sont plus visibles qu’on le croit,
– Soit les animaux humains ont une aptitude naturelle à voir les émotions chez les autres espèces.
Cela se pourrait-il que les 2 soient cumulables ?
L’amour des dauphins et la colère des chats
Dans son livre « The Smile of a Dolphin : remarkable Accounts of Animal Emotions » Marc Bekoff relate des anecdotes racontées par ses collègues scientifiques, sur la vie affective des animaux. Ces zoologues ont ainsi pu raconter leurs propres histoires, avec des animaux d’études auxquels ils s’étaient attachés. Il est écrit des histoires sur l’amour des dauphins, des poisson-globes, des perroquets ara et des mangoustes naines, la colère et l’agressivité des chats, des pieuvres et des corbeaux, la peine des éléphants et des rats, la joie des hyènes tachetées, la pudeur et la jalousie des primates. Tout autant d’histoires pour montrer que beaucoup d’animaux ont des sentiments variés. Ce livre a été un évènement libératoire pour ces scientifiques qui ont pu raconter leurs propres émotions à l’égard de ces animaux qu’ils étudiaient et pour lesquels, un nom avait succédé à l’habituel numéro déshumanisant.
Une éthique à déterminer
« Jusqu’à présent, notre éthique occidentale s’est cantonnée en grande partie aux relations entre les hommes. Cela reste très limité. Il nous faut une éthique universelle qui tiendra compte également des animaux. (…). La véritable éthique exclut de porter préjudice à la vie. L’heure approche où l’on s’étonnera que l’espèce humaine ait vécu si longtemps avant de le reconnaître. L’éthique, sous sa forme absolue, implique d’être responsable envers tout ce qui vit »(4)
Il va effectivement falloir mettre en évidence que les animaux non-humains qui peuplent notre planète font l’expérience quotidienne de la passion et de la souffrance. Ils connaissent l’amour et la douleur, l’indifférence et le couronnement. Notre société les traite différemment fonction de facteurs établis par nous, animaux humains. Car nous décidons de cette morale qui définit ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, sans nous soucier de ce que l’autre ressent.
Les animaux partagent notre univers, notre société et notre foyer. Ils sont nos compagnons pour certains, et le plat de résistance pour d’autres. Ils sont aimés, puis exhibées, chassés et disséqués, soignés, enfermés, laissés libres, réduits à l’esclavage, dorlotés, exterminés.
Il viendra un temps où nous aurons honte de les avoir traités ainsi. Notre devoir est de veiller à ce que la sensibilité animale soit préservée. Ils dépendent de nous, de notre bienveillance. Nous avons pour responsabilité de veiller sur eux pour que leur souffrance diminue. C’est notre devoir, et leur droit.
« Les émotions sont un don de nos ancêtres. Nous partageons cet héritage avec les autres animaux. Ne l’oublions jamais »(5)
Corine Gomez, Comportementaliste
Remerciements à Mark Bekoff, qui a été une vraie source d’inspiration.
A Skunk, Speed et Tricky, mes compagnons, mes amis, mes confidents.
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Ref:
1- Matsumoto K. et Tanaka K. « Neuroscience. Conflict and cognitive control. », Science, vol.303, 2004, p. 969-970
2- Sam Gosling, « From Mice to Men : What can we learn about personnality from animal research » Current directions in Psychological science, 8, 1999, p. 69-75
3- Doug Smith, « Meet Five, Nice and Fourteen, Yellowstone’s Heroin Wolves », Wildlife conservations, Fev. 2005, p.33
4- Albert Schweitzer, Memoirs of Childhood and Youth, London, Allen & Unwin, 1924
5- Marc Bekoff « Les émotions des animaux » Ed. Payot et Rivage 2009